Chapitre 6

Vandien avait déjà allumé un petit feu entre la roulotte et la paroi nue de la falaise. Il crépitait, comme pour faire signe à Ki dans l’obscurité montante. Vandien procédait maintenant avec assurance au milieu des affaires de Ki, sachant où trouver la bouilloire, les herbes à infuser, les tasses. Elle se dirigea vers la cabine pour aller chercher les ingrédients du ragoût, puis s’aperçut qu’il l’avait déjà mis à bouillir sur le feu. Elle était déchirée entre le fait qu’elle se sentait contrariée par les aises qu’il prenait avec ses affaires, et le soulagement que le ragoût serait bientôt prêt à être mangé. Prise d’une impulsion, elle changea de chemin et vint se mettre derrière lui, sans faire de bruit dans la neige. Il versa du thé fumant dans une tasse et se tourna pour la lui tendre.

— Tu as l’ouïe fine, remarqua-t-elle.

Il haussa les épaules et se remplit une tasse de thé. Elle l’étudia par-dessus le bord de sa tasse pendant qu’elle buvait. Qui diable était-il ? Quel sort l’avait glissé dans la vie qu’elle menait, le prenant en sandwich entre une marchandise en retard et une harpie assoiffée de vengeance ? Il n’était pas du tout juste qu’elle doive s’encombrer de lui alors qu’il y avait déjà tant de choses qui pesait sur elle. Elle le regarda du coin de l’œil, examinant pour la première fois la façon précise qu’il avait de déplacer ses mains quand il s’affairait, et la petitesse de ses mains et de ses pieds, qui faisaient une telle économie de mouvements à chaque geste. Même dans cet état débraillé, il y avait en lui un soin inné qui refusait de s’éteindre.

Il tira du feu la bouilloire de ragoût. Ki lui emboîta le pas quand il la porta jusqu’au banc, puis dans la cabine. Deux bols étaient installés sur la petite table.

— Je ne vois pas l’intérêt de manger en plein vent, expliqua-t-il en versant deux parts égales qui vidèrent la bouilloire.

Ki sortit d’un placard le pain de voyage rassis pour compléter le ragoût. Ils mangèrent en silence. Ki essaya de ne pas le regarder. Quand le repas prit fin, elle repoussa son bol. La chaleur de leurs corps et l’unique bougie avaient un peu réchauffé la cabine. Vandien avait relevé sa capuche.

Pendant qu’ils restaient assis sans un mot à la petite table, il parut prendre conscience du regard de Ki et devint de plus en plus mal à l’aise. Sous ses yeux, il sembla se retirer en lui-même, comme s’il pouvait disparaître en restant immobile et silencieux. Ki tenta de porter son regard ailleurs  – sur le cheval de bois sur son étagère, sur la poignée du placard de Sven  – mais elle finit par réaliser que ses yeux lui échappaient et revenaient se poser sur le petit homme brun.

Vandien se mit à gigoter. Fouillant dans la poche de sa tunique, sous le manteau de Sven, il sortit un beau morceau de fine cordelette. Elle était blanche comme de la crème et lisse comme de la soie. Il l’étendit sur ses mains et attacha les extrémités ensemble en faisant un petit nœud spécial, puis il commença à faire des boucles et à tracer un motif complexe entre ses doigts. Ki constata que ses yeux se détournaient de son visage pour se porter sur la ficelle animée. Elle observa les doigts, qui emmêlaient la corde autour d’eux, créant des formes qui disparaissaient pour se fondre dans d’autres formes. Il lui jeta un regard de dessous ses cils épais. Elle se rendit compte qu’un léger sourire planait au coin de ses lèvres.

— C’est une corde à histoires, déclara-t-il pour répondre à sa question muette. Est-ce que tu n’en as jamais vu avant ?

Ki secoua la tête, contemplant ses doigts qui prenaient et lâchaient la corde en formant des motifs mouvants. Il fit passer une boucle de son pouce au pouce de son autre main, fit une forme de losange, puis une forme de rectangle. D’un claquement sec de ses mains fines, la corde redevint une boucle libre. Il défit le nœud et la passa à Ki pour qu’elle l’examine.

— Elle ressemble à n’importe quelle corde, fit observer Ki, pendant qu’elle la faisait passer entre ses doigts.

Elle tira doucement dessus pour sentir sa souplesse et sa résistance. Vandien tendit le bras pour la reprendre.

— Là d’où je viens -de l’autre côté de ces montagnes, puis loin au nord-, on enseigne son usage à tous les enfants. Avec cette corde, j’ai appris l’histoire de mon peuple, la généalogie de ma famille et des autres familles proches de la mienne, sans parler des hauts faits de nombreux héros.

— Avec une corde ? s’esclaffa Ki, mi-émerveillée, mi-moqueuse.

— Voici un arbre, dit Vandien, et en un mouvement des doigts, il tint devant elle un grand triangle de corde tendu entre les deux mains, alors que quatre doigts d’une main maintenaient un rectangle qui formait le tronc.

Un nouveau geste rapide et l’arbre disparut.

— Une étoile !

Il lui fallut un moment pour faire des boucles, avant de lui présenter une étoile à cinq branches entre les doigts d’une seule main.

— Le faucon !

Une forme abstraite et gracieuse qui évoquait des ailes déployées.

— Mon nom !

Cela semblait consister en deux formes abstraites, une dans chaque main, tendues côte à côte sous l’œil de Ki.

— Est-ce que les formes correspondent à des sons, comme les caractères assemblés sur une feuille ?

Vandien fit non de la tête.

— Nous avons aussi ce type d’écriture pour les choses qui doivent être archivées, les ventes de terres, le pedigree d’un taureau, les annonces officielles  – mais ceci est bien plus ancien que ces symboles. Non, ça, c’est Van, dit-il en indiquant sa main gauche d’un signe de tête. Et ça, c’est Dien, continua-t-il en désignant sa main droite. Vandien. Moi.

— Qu’est-ce que ton nom veut dire ? lui demanda-t-elle.

Il haussa les épaules en entendant la question, ses sourcils foncés se rapprochant en signe de perplexité.

— C’est un nom comme un autre. Mes parents me l’ont donné. Il n’a pas de sens.

— Mon père m’a baptisée comme le font les Romni, choisissant un nom qui donne une raison de se souvenir du moment de ma naissance. « Ki, Ki » a crié un oiseau le, matin où je suis née. Alors je suis devenue Ki.

Vandien eut l’air scandalisé.

— Dans mon peuple, c’est comme cela qu’on choisit le nom d’un chien ou d’un cheval. Pas d’un humain. Ton nom doit indiquer qui tes parents étaient et l’ordre de ta naissance. Aujourd’hui, je t’ai chanté  – quoique «croassé » soit peut-être un terme plus approprié  – l’histoire de Sidris. Son père était Risri, sa mère, Sidlin. Elle était leur fille aînée, et c’est pourquoi elle était Sidris. Tu comprends ?

Ki secoua la tête.

— Je ne saisis pas.

— C’est simple. Si elle avait été le fils aîné, elle... euh, il se serait appelé Riscid. Leur fille cadette se serait appelée Linri, et leur fils cadet Rilin, et ainsi de suite.

— Et s’ils avaient eu plus que deux filles ? demanda Ki. Que font-ils quand ils sont à court de noms à partager ?

— On ne peut pas être à court de noms d’humains, à moins qu’à un moment, celui-ci n’ait plus d’ancêtres. Dans un souci pratique, nous n’utilisons que les deux premières parties de nos noms. Je connais le mien en remontant sur trente-six générations. Il y en a plus que cela, bien sûr, mais le reste est chez les conservateurs de la généalogie. Une fille ajoute à son propre nom le nom entier de sa mère. Un garçon prend celui de son père.

— Qui pourrait jamais conserver tout cela sans se tromper ? Et, plus exactement, qui le souhaiterait ? s’exclama Ki d’un ton légèrement moqueur.

Mais le visage de Vandien s’assombrit en entendant ces mots.

— Il y a des gens pour qui ce genre de choses a son importance. Elles comptaient pour moi, à une époque, mais ce n’est plus le cas. C’est, comme tu le dis, une idiotie.

Il retira la corde de ses doigts d’un geste sec et la rempocha. Il se leva pour prendre les assiettes empilées et les emporta. Ki se demanda si elle l’avait vexé. Sa bonne humeur s’évanouit, laissant une ombre dans son cœur. Elle s’interrogea sur sa propre idiotie, elle qui s’asseyait pour discuter de banalités alors que la mort la traquait depuis les cieux. Elle resta assise, sans bouger, écoutant le vent. Souffle fort et longtemps, le pria-t-elle.

A travers le vent, elle entendit Vandien au-dehors ; elle l’entendit parler à l’attelage et sentit le léger mouvement de la roulotte quand il remit les assiettes dans le coffre. Négligemment, elle souhaita être seule cette nuit, pour faire le tri dans ses souvenirs, ressasser les bons et écarter les mauvais. Pour se retourner sur sa vie. Mais au lieu de cela, elle devait faire avec cet homme étrange aux cheveux noirs, si différent de ce qu’elle connaissait. Il imposait sa présence à Ki et repoussait Sven dans les ombres. Elle n’aimait pas la façon dont il venait la secouer de sa solitude, elle n’aimait pas la façon dont il la faisait s’interroger et se remettre en cause. Elle ne voulait pas penser à la façon dont son corps bougeait ni deviner les pensées pétulantes qui animaient ses traits. Elle appréciait les silences qui n’étaient qu’à elle. Sa routine solitaire lui manquait.

Elle se passa négligemment les doigts dans les cheveux. Poussée par une vieille habitude, elle les relâcha et peigna de ses doigts les mèches brunes jusqu’à ce qu’elles retombent, plates et lisses, sur son dos. Puis, avec dextérité, elle les releva, formant des nœuds et des motifs. Elle enleva son manteau et l’étala sur le lit. Elle était en train de retirer ses bottes quand Vandien revint. Elle referma vivement la porte coulissante pour couper le vent naissant qui tentait de s’engouffrer derrière lui. Sans un mot, il secoua son manteau et l’étendit sur le lit. Il commença à enlever ses bottes.

Ki resta assise, l’observant. Il était sans manteau et baissé, la voûte de son cou était courbe. Une marque s’y trouvait, petite, presque dissimulée sous les cheveux en désordre qui retombaient là : des ailes bleues déployées.

Le cœur de Ki se glaça. Elle croisa ses yeux avec un regard de pierre quand il se redressa. Il la dévisagea, perplexe. Puis ses yeux noirs s’abaissèrent et il fixa ses pieds d’un air embarrassé.

— Quand je suis fatigué, raconta-t-il doucement, il y a des sujets qui me viennent à l’esprit. Des choses qui me font mal. Et quand ces sujets sont évoqués, je deviens brusque et grossier, me vexant pour un rien et oubliant que l’hospitalité offerte doit être accueillie avec courtoisie.

Il se tenait devant elle, semblant attendre quelque chose. Les mots se bousculaient dans la tête de Ki. Devait-elle exiger de savoir la signification de la marque sur son cou ? La bougie vacilla dans la cabine et l’éclairage se fit incertain. Vandien devait-il se retrouver accusé et soupçonné parce qu’il avait une marque de naissance de forme bizarre ? En elle, la logique luttait contre la lassitude. La politesse reprit le dessus quand elle se rendit compte que Vandien, debout devant elle, patientait toujours.

— Nous sommes tous les deux fatigués, affirma-t-elle.

Cette phrase suffisait. Il soupira en soufflant la bougie.

C’est avec moins de gêne qu’ils se glissèrent sous les couvertures, mais Ki était sur ses gardes. Il ne sembla pas le remarquer. Il étira son corps à côté d’elle, sur toute sa longueur, en faisant pourtant attention de ne provoquer aucun contact. Il resta ensuite immobile et silencieux, à part pour quelque quinte de toux. Cependant, Ki ne pouvait pas oublier qu’il était là. La colère monta en elle. Elle en avait plus que marre de ses peurs. N’était-ce donc pas suffisant qu’elle doive surveiller le ciel toute la journée pour guetter sa mort ? Fallait-il maintenant qu’elle craigne que l’homme étendu à côté soit un serviteur des harpies, un instrument de leur vengeance ? Elle se recommanda de prendre le temps de se faire une opinion. Elle ne laisserait pas son impatience blesser un innocent. Elle ne serait pas une nouvelle fois coupable de cela. Et pourtant, elle enrageait de devoir attendre pour savoir, pour avoir son ultime rencontre avec la harpie, pour savoir qui était cet homme auprès d’elle. Mais elle devait patienter. Et la patience était le domaine dans lequel elle brillait le moins. Ses derniers jours à Gué de Harpe avaient paru durer des années et semblé la faire vieillir plus encore que toutes les années passées sur la route avec Sven.

 

Son petit couteau entailla lentement la tige dure. Il avait déjà besoin d’être aiguisé une fois de plus. Quel outil pitoyablement forgé, même pour ce genre de tâche ! Ki se baissa, ramassa le gros fruit orange et le souleva. Se déplaçant lentement pour éviter les plantes qui portaient encore des fruits en train de mûrir, elle traîna le poureur jusqu’à l’endroit où la piste de chariot en terre battue traversait les champs. Elle l’empila avec les autres. Elle s’arrêta près du tas, courbant le dos pour étirer ses muscles endoloris dans une autre direction. Autour d’elle, les collines commençaient à passer du vert au doré. Les feuilles des bouleaux étaient veinées de jaune. Les aulnes seraient bientôt rouges. L’été se mourait. Les arbres-harpes jouaient un air plus triste. Ou bien était-ce le bourdonnement de ses oreilles ?

Ki retourna vers la rangée et se pencha pour couper un autre grand poureur. C’est donc cela, la vie des sédentaires, pensa-t-elle amèrement. À présent, elle savait ce que c’était que d’appartenir à la terre qui se trouve sous ses pieds... Avec un pincement de désespoir, elle pensa à sa roulotte, qui prenait la poussière dans la grange. Son cœur se languissait de la route. Bientôt, bientôt, se promit-elle, se demandant si elle ne mentait pas encore. Bientôt.

Elle traîna le poureur pour le mettre avec les autres sur la pile. Elle travaillait seule. Elle n’avait pas fini par être acceptée avec le temps. Certains, dans la famille, ne pouvaient pas encore admettre que l’ignorance avait provoqué ce rite désastreux. D’autres ne lui pardonneraient jamais d’avoir brisé leurs idéaux, même si Cora expliquait souvent à Ki que tout n’était pas aussi mauvais que ceux-ci voulaient bien le dire. Ki ne savait toujours pas comment procéder avec Cora.

Pourquoi voulait-elle garder Ki ici, et pourquoi prenait-elle tant de peine pour essayer de la rendre heureuse ? Ki elle-même était prête à reconnaître qu’elle était une bonne travailleuse. Elle avait presque fini de récolter le champ de poureurs toute seule. Rufus avait voulu mettre trois ouvriers dans le champ : Ki l’avait fait seule en un seul jour. Il y avait une réponse élémentaire : Cora l’aimait autant qu’elle l’affirmait, et souhaitait qu’elle reste pour cette unique raison. Ki grogna en soulevant un grand poureur. Elle espérait que ce n’était pas l’explication. Parce que, dans ce cas, Cora pourrait bien ne jamais vouloir la laisser partir. Et elle désirait viscéralement reprendre la route. Ici, dans les champs, elle ne pouvait pas rêver de Sven et de ses enfants, elle ne pouvait pas faire semblant qu’ils étaient là, à côté d’elle. Ils étaient à leur place dans sa roulotte, près du feu, en fin de soirée. Ki était peinée de ne pas pouvoir vivre la peine que leur absence lui donnait. Cora le savait. Elle venait trouver Ki, occupée en silence à sa besogne, et lui donnait un petit coup ou une secousse en passant.

— Laisse-les partir, implorait-elle, une lueur triste dans les yeux. Nous ne parlons pas de nos défunts ici, de peur de les ramener à nous, les tirant d’un endroit meilleur. Et ce que tu fais est pire que d’en parler. Tu les agrippes. Le rite ne les a pas relâchés de toi, Ki. Maintenant, tu dois les relâcher toute seule. Laisse-les partir, mon enfant. Recommence à vivre ta vie.

Puis Cora partait, se hâtant vers ses propres corvées. Ki lui enviait cet entrain qui remplissait sa vie. Elle avait l’air si déterminée, si certaine de l’importance de ce qu’elle faisait. Et ces derniers temps, elle regardait Ki avec des yeux plus remplis de suppositions qu’avant. Ki avait redouté le moment où le but de tout cela serait enfin révélé. Elle ne souhaitait pas que quelqu’un, qui que ce soit, pense à elle ; qu’on prenne des décisions qui l’englobent. Elle voulait seulement reprendre sa route.

Ki regardait ses mains, qui sciaient la tige. Elles étaient plus minces aujourd’hui qu’elles ne l’avaient jamais été, mais tout aussi fortes qu’avant. Les cals étaient maintenant à de nouveaux emplacements. Ki avait l’impression qu’elle se desséchait de partout, qu’elle se durcissait à des endroits d’elle qui avaient été plus doux avant. Cela ne la dérangeait pas. Elle voulait seulement que le processus s’accélère. Peut-être que quand elle serait complètement desséchée et durcie, elle pourrait accepter cette nouvelle existence. Elle arrêterait peut-être de se demander désespérément pourquoi la volonté de partir lui faisait défaut.

Une ombre s’abattit sur ses mains. Lars se pencha et lui prit le poureur.

— Faut-il toujours que tu travailles avec autant d’acharnement ? demanda-t-il, en riant à peine. Tu ne me laisses aucune excuse pour paresser !

Ki lui fit un sourire en se levant.

— Je n’ai même pas entendu le chariot arriver. Nous devrons peut-être faire deux voyages pour ce champ. Il a produit plus que les autres.

— Je ne suis pas venu sur le chariot, expliqua Lars.

Pour la première fois, Ki remarqua son apparence.

Ses cheveux blonds étaient encore humides et bouclés aux pointes. Sa chemise jaune était d’une étoffe plus fine que d’habitude et tombait sur un pantalon propre. Il portait ses belles bottes, et pas ses grosses galoches pour les champs. Ki sourit malgré elle. Il sentait bon l’eau parfumée de Cora.

— Quelle occasion t’a demandé un tel effort de présentation, Lars ? lui demanda-t-elle pour le taquiner. Tu ferais mourir de honte le plus élégant des mariés romni. Vas-tu demander à Katya de t’attacher les cheveux cette nuit ?

Il lui lança un regard d’une patience à toute épreuve et agita la tête.

— Nous avons un invité qui arrivera tard dans la nuit. Je ne sais pas comment tu as pu ne pas en entendre parler. Cora m’a envoyé te chercher. Les poureurs attendront. Une nuit ou deux dans les champs ne leur feront aucun mal. Elle savait que tu voudrais te laver et te changer pour l’assemblée.

Ki suivit Lars pendant qu’il traînait le poureur et le déposait au sommet du tas. Puis elle lui emboîta le pas, marchant à côté de lui pendant qu’ils empruntaient la piste qui traversait les champs et rentrait à la maison. Il balançait les bras en marchant et, une fois, il effleura, à peine, la main de Ki.

— Qui est cet invité si important qu’il faille que nous soyons tout propres pour lui ?

— Cora ne t’a rien dit ? demanda Lars en lui lançant un regard en biais. Je suis surpris. C’est quelqu’un qui va un peu t’alléger le cœur, je crois. Et, puisque c’est moi qui t’ai tant réprimandée pour tes erreurs, je vais saisir la belle occasion d’être le premier à t’annoncer la bonne nouvelle. Tu as été touchée au vif, Ki, quand je t’ai révélé ce que tes émotions envers les harpies nous avaient pris. A posteriori, je me suis dégoûté d’avoir agi ainsi. A quoi bon t’avoir dit de telles choses ? Et alors même que ma mère savait ce que j’avais dit ! Elle a bien accentué mes remords en me traitant de noms dont elle ne s’était pas servie depuis que je ne suis plus un jeune entêté de neuf ans. Mettre un tel fardeau sur tes épaules ne parle guère en ma faveur. Mais, désormais, nous serons tous les deux libérés de notre culpabilité.

— Qu’est-ce que tu racontes ? insista Ki. Va droit au but, Lars !

Elle réalisa que son cœur se mettait bizarrement à battre plus vite. Cela avait lourdement pesé sur elle, de savoir qu’elle avait ôté à la famille le réconfort qu’ils trouvaient dans leur religion. Tout dégoûtants et morbides qu’elle jugeait leurs rites, elle n’avait aucune raison de les leur arracher. Quand Ki s’était sentie oppressée par le passage des ombres des harpies au-dessus de sa tête, quand elle avait désiré sa roulotte et la liberté de la route, elle s’était rappelée ce qu’elle avait volé à ces gens. Elle avait l’impression de leur devoir quelque chose. Est-ce que Lars insinuait que la dette était presque payée ?

— Le maître des Rites arrive, lui annonça-t-il. Il a fait un long détour pour venir nous voir en cette période de l’année. Il se prépare pour le rite de Purification. Nous pourrons renouveler notre lien avec les harpies ! Ne me regarde pas comme ça ! Je ne t’ai rien caché. Cela ne fait que peu de temps que ma mère m’a prévenu de son arrivée. Sans doute en aurais-tu entendu parler, toi aussi, si tu discutais avec les gens au lieu de passer ton temps à te morfondre dans les champs. Pendant trois jours, nous allons méditer et nous repentir. Le quatrième jour, il procédera au rite pour nous, pour purger nos esprits des poisons qui nous séparent des harpies et pour que nous puissions rendre de nouveau visite à nos... nos défunts.

Lars bafouilla les derniers mots, comme s’il appuyait trop près d’une blessure. Le visage de Ki ne cilla pas.

Ils marchèrent en silence. Les bottes aux semelles épaisses de Lars frappaient la terre tassée de la piste à chariot. Les pieds chaussés légèrement de Ki ne faisaient aucun bruit. Avec la sueur de sa besogne qui séchait dans son dos et son cou, Ki commença à sentir la fraîcheur de cette journée d’automne. La brise légère qui soufflait avait un petit quelque chose d’indéfinissable. L’agitation automnale qu’elle éprouvait depuis bien des années l’envahit. Elle remuait en elle comme elle agitait les oiseaux des lacs, les animaux migrant en troupeaux. Elle ressentait un besoin irrépressible de se mettre en route, de laisser derrière elle les champs trop familiers, de quitter ce ciel constellé de harpies. Elle avait soif de nouveauté vivifiante. Bientôt, elle repartirait sur les routes, vers les vieux itinéraires, traversant les villes où ceux qui tiennent les étables se souvenaient de son attelage et l’appelaient par son nom. Mais juste au moment où son cœur était remonté, une ombre sembla lui caresser les yeux. Une harpie venait de passer devant le soleil. Un doute étourdissant l’envahit. Elle essaya de le dissiper. L’incertitude.

Elle sentit la terre collée par la sueur sur ses chevilles. Ses pieds dans ses chaussures seraient sales. Elle avait de la terre sous les ongles, incrustée dans la peau. La terre s’était emparée d’elle, avait laissé sa trace sur elle. Elle ne la laisserait jamais partir. Elle ne pouvait pas leur dire non.

Lars glissa doucement une main sous son coude.

— Faut-il vraiment que tu aies l’air si réjouie par cette nouvelle ? se moqua-t-il en lui secouant le bras. Tourne tes yeux vers l’extérieur, Ki ! Pendant trop longtemps, tu as travaillé seule. Tes yeux ne regardent plus qu’en toi, à présent.

Ki se dégagea de son contact, atténuant le sens de son action d’un sourire.

— Quand ce vieil homme et son rite en auront fini, vous serez tous guéris du mal que je vous ai fait. Ma propre guérison devra venir d’une autre source, je le crains.

— Peut-être qu’il nous faut trouver un autre homme et un autre rite pour te soigner, riposta Lars.

Ki sourit, mais ne saisit pas l’allusion. Lars semblait scruter son visage et ses yeux à la recherche d’une réponse à quelque question. Ils continuèrent à marcher, mais Lars avançait plus lentement ; il finit par s’arrêter complètement. Quand Ki se retourna pour lui faire face et lui demander ce qui n’allait pas, l’étrange expression sur son visage l’arrêta net. Ses yeux lui disaient qu’il allait lui demander quelque chose, quelque chose de très difficile. Ki s’arma de courage.

— Ne feras-tu pas le rite avec nous, Ki ? Personne ne t’exclut, si ce n’est toi-même. À la façon dont tu viens juste de parler, il paraît clair que tu n’as aucunement l’intention de nous accompagner dans la purification et l’expiation. Pourtant, tous t’accueilleraient volontiers.

Ki fit lentement non de la tête. Ses yeux étaient durs.

— Je n’ai rien fait dont je doive être purifiée. Je n’ai commis aucun péché qu’il me faille expier.

— Non, bien sûr que non. N’interprète pas mes paroles dans ce sens. Mais si tu participais, tu te sentirais plus à l’aise ici. Tous les jours, tu choisis un travail et tu l’accomplis seule. Ce n’est pas normal.

— C’est ce à quoi je suis habituée, coupa Ki.

Elle ne voulait pas que Lars continue à parler. La vérité monta en elle et jaillit de ses lèvres avec une puissance qu’elle pensait avoir perdue.

— Je ne veux pas me joindre à vous. S’il te plaît, ne prends pas cet air blessé. Je ne veux pas te faire plus de mal que je ne l’ai déjà fait. Je suis restée à la demande de Cora, contrainte par ma promesse donnée bêtement. J’ai suivi vos usages et essayé de les adopter. Mais ce ne sont pas les miens. J’ai arraché les mauvaises herbes et rassemblé les cristaux, salé le poisson et tanné les peaux. J’ai mis mon attelage à tirer un tombereau de fumier à travers un champ et je l’ai utilisé pour traîner des troncs afin qu’Haftor en fasse des planches. J’ai fait tout ce que vous m’avez demandé. Mais je n’éprouve aucune joie à le faire. Chaque jour, ma vie s’organise en fonction de celles de dizaines d’autres personnes près de moi. Je dois accomplir une tâche, ou bien une autre tâche ne pourra pas être entreprise. Il faut que je tire des bûches, ou bien les planches ne seront pas sciées à temps pour construire le silo. Je n’aime pas cela, Lars. Avec ma roulotte, tout repose sur moi. Je ne peux faire défaut à personne, si ce n’est moi.

— Et Sven ? demanda courageusement, abruptement Lars. Tu as lié ta vie à celle de Sven, puis aux enfants quand ils sont nés. Ils dépendaient de toi.

— Et ils reposent ensemble dans une même tombe parce que cette dépendance était mal placée, siffla rageusement Ki. Dois-je te laisser compter sur moi, pour que je te fasse défaut également ?

Ki porta ses mains à son visage, pour enlever de ses yeux les cheveux qui s’étaient détachés de ses nœuds de veuve. Ses mains sentaient la terre et les poureurs. Des gravillons collèrent à son visage mouillé quand elle frotta pour repousser la mèche. Ses paroles résonnaient durement et froidement.

— Je ne peux m’appuyer sur personne. Je ne peux pas participer à votre rite. Je ne m’associerai pas aux harpies, je ne leur demanderai pas de me montrer le visage de ceux qu’elles m’ont sauvagement arrachés. Lars, tu ne peux pas me demander cela.

Elle étudia son visage. Ses yeux bleus étaient plus doux que les cieux au-dessus de lui. Son pouls palpitait chaudement à la base de sa gorge. Ki le regarda battre.

— Je ne peux pas te demander cela, Ki. Tu as raison. Mais je préfère te le demander plutôt que ce que Cora demandera. Je suis malade de colère à l’idée de ce que tu pourrais affronter cette nuit. Je suis forcé d’avoir honte. Je crains de savoir ce que tu choisiras. Je n’ai pas le cœur de te le demander. Que Cora le fasse. Je n’en ai pas le courage. En vérité, je suis trop gentil.

Lars s’éloigna. Ki le regarda partir. Quand elle le suivit, elle prit soin de ne pas le rattraper. Elle avait le cœur glacé d’inquiétude. Elle était trop chargée de sa propre douleur pour demander quelle douleur elle pouvait lui avoir causé.

Il était hors de son champ de vision quand elle pénétra dans la salle commune. L’endroit rappelait à Ki des souvenirs pénibles. Là encore, la longue table était poussée au centre de la pièce et les bancs déserts attendaient. Un imposant saladier en argent martelé rassemblait les derniers lys d’eau de l’année sur un petit lac brillant. Ki sentit de savoureuses odeurs de viande en train de refroidir et entendit l’agitation bruyante dans la cuisine. Il y aurait beaucoup de gens à table, ce soir. Elle traversa rapidement la salle puis le couloir pour gagner sa chambre.

La pièce dans laquelle elle dormait à présent était plus petite et plus simple. Cora l’avait fait emménager là, espérant mettre Ki plus à l’aise dans la maison. Celle-ci avait tenté de l’arranger à son goût. Elle n’était pas satisfaite du résultat. Ses quelques vêtements étaient suspendus à des chevilles au mur. L’unique petite fenêtre restait ouverte et sans rideau pour laisser entrer autant d’air et de lumière que possible. Un tapis de daim laineux, au sol, et le propre édredon de Ki sur le châlit rappelaient, selon Cora, la cabine qui dormait dans la grange. Ki ne voyait pas les choses ainsi. Elle ne connaissait aucune autre façon d’arranger une pièce. Une commode en bois dépouillée, sous la fenêtre, portait une jarre simple et une bassine en céramique bleue. Lydia était en train de verser de l’eau chaude parfumée dans la jarre quand Ki entra.

Ki commença à se renfrogner, puis elle effaça cette grimace de son visage. Elle ne pourrait jamais s’y habituer, jamais. À Lydia et Kurt incombaient les tâches ménagères simples. Ils remplissaient les jarres d’eau de tout le monde, secouaient et aéraient les couvertures de toute la famille, se partageaient la lessive de tous les vêtements. Ki se rappela que sa vie privée n’avait pas été violée. Lydia ne faisait que son travail, comme Ki l’avait fait précédemment dans le champ de poureurs.

— Merci. Ça sent très bon.

— Je vais laisser un pichet d’eau en plus, répondit Lydia, en le posant doucement sur la commode. Cora a dit qu’il se pourrait que tu veuilles plus d’eau ce soir, en l’honneur de notre invité. Oh, quand j’ai lavé ta chemise marron, il y avait une couture qui se défaisait. Je l’ai réparée avec du fil noir  – c’est ce que j’avais de plus proche pour l’instant. Est-ce que ça ira ?

— Bien sûr. Merci. Tu n’avais pas besoin de le faire, Lydia. Ça ne me dérange pas de repriser moi-même.

— Je sais. Et cela ne me dérange pas de récolter les poureurs moi-même. Mais tout va mieux si nous faisons notre travail. Ne t’en fais pas pour ça, Ki. Parfois, on a l’impression que tu as honte quand on fait pour toi la moindre petite chose...

Avec un sourire et un mouvement de la tête, Lydia se dépêcha de sortir de la chambre. Elle allait être occupée ce soir : elle devait préparer la maison pour un grand nombre de gens. Ki ne l’enviait pas.

Quand la porte se referma derrière Lydia, Ki enleva ses vêtements, et se débarrassa de ses bottes souples et basses. Elle versa de l’eau dans la bassine et y trempa un chiffon doux. Elle commença par son visage sale et en sueur, et continua en descendant le long de ses petits seins fermes qui ne servaient à plus rien d’utile, pour arriver sur son ventre plat et musclé qui portait les cicatrices ondulées du passage de deux enfants. Elle dut changer l’eau de la bassine deux fois quand elle devint marron à cause de la terre en suspension. La crasse sur ses pieds avait été incrustée dans sa peau par la pression des bottes. Ki les frotta, les mouilla un peu puis les refrotta encore jusqu’à ce que ses pieds en ressortent minces et roses comme ceux d’un enfant.

Le vent frais venant de la fenêtre avait séché son corps pendant qu’elle s’affairait. Puis elle s’assit sur le lit pour défaire les nœuds et les tresses de ses cheveux. Dénouée, sa crinière brune lui descendait presque jusqu’au bas du dos. Elle la brossa méthodiquement, écoutant le doux son de bruissement que la brosse faisait en lissant sa chevelure et en en retirant la poussière. Quand ses cheveux furent finalement lisses et brillants, elle les renoua rapidement en nœuds de veuve.

Lorsque sa chevelure fut enfin un filet tissé qui rebondissait contre sa nuque, Ki alla jusqu’aux chevilles sur lesquelles ses habits étaient pendus. Le choix n’était pas large. La chemise marron toute simple était présentable. L’adroite réparation de Lydia était à peine visible. Près de la robe se trouvaient un pantalon bleu ample et une veste avec des broderies vives. C’était une tenue acceptable près des montagnes et de l’autre côté du massif, mais légèrement scandaleuse pour Gué de Harpe. À côté était accrochée la robe verte à fleurs jaunes que Ki avait portée la nuit du rite de Relâchement. Elle n’y avait pas touché depuis. Puis elle laissa son étoffe fine glisser doucement sur ses doigts. Elle s’était abstenue de la porter, de peur de raviver les souvenirs des autres. Elle la souleva de son crochet. Ils y penseraient cette nuit, quoi qu’elle porte. Autant que ce soit la robe verte. Elle l’enfila calmement par la tête. Elle était toujours trop longue pour elle, même avec les grosses sandales qu’elle attacha à ses pieds.

Les gens avaient commencé à se rassembler dans la salle commune. La plupart d’entre eux accueillirent Ki avec un minimum de gentillesse. Certains ne s’étaient pas encore remis du choc psychique qu’elle leur avait infligé. Hollande parlait à toute vitesse et à voix basse à une femme assise à côté d’elle qui berçait un enfant. Ki devina de quoi elles parlaient. Elle s’avança exprès vers elles et toucha un des pieds roses et nus du bébé.

— Elle est solide comme un porcelet, n’est-ce pas ? dit Ki en leur adressant un sourire appuyé.

La femme acquiesça rapidement et se tourna pour admirer un mur non loin. Hollande n’essaya même pas de masquer son regard. Le sourire de Ki s’incurva un peu plus alors qu’elle s’éloignait.

— En voilà une honte ! marmonna une voix faible à côté d’elle.

Ki se retourna vite et découvrit Haftor, qui lui adressait un rictus caché derrière sa main.

— Quelle honte que tu aies attendu aussi longtemps, en fait ! Tu aurais dû commencer à les asticoter depuis longtemps.

— Pour quoi faire ? demanda Ki, curieuse.

La bonne humeur d’Haftor rayonnait sur tout son visage ingrat. La lumière des lampes soulignait ses pommettes hautes et se reflétait dans ses cheveux noirs et brillants. Ses yeux bleu sombre étaient pleins de gaieté.

— Pour les forcer à tenir compte de toi. Tant qu’ils peuvent jacasser sur toi dans leur coin, et que tu passes avec la démarche tranquille d’un félin chassant sa proie, ils n’ont aucune raison de te respecter. Ni de changer leur opinion sur toi. Donne-leur de temps en temps un avant-goût de ton intelligence. Ils finiront soit par te craindre et te laisser tranquille, soit par reconnaître ta valeur et te laisser devenir un membre de la famille.

Ki sourit malgré elle.

— Lars et toi avez échangé vos idées là-dessus ?

Haftor haussa ses sourcils noirs.

— Lars ? Il ne se prête guère à de longues conversations avec moi. Il les garde toutes pour toi, j’imagine.

— C’est-à-dire ? demanda Ki d’un ton brusque.

— C’est-à-dire... rien. À part que Lars semble se trouver plus souvent en ta compagnie que n’importe lequel de nous.

— C’est à cause de Rufus, je suppose, devina Ki en se demandant où la conversation allait pouvoir les conduire. Il a dit à Lars de me montrer comment me rendre utile. Lars l’a fait, me confiant les mêmes travaux qu’il faisait. Il n’y a rien d’étrange là-dedans.

— Rien du tout, Ki. Et n’importe qui ayant un demi-œil le verrait bien. Rufus serait bête de ne pas s’arranger ainsi.

Au moment même où Ki essayait de démêler le sens de sa remarque, elle sentit un léger contact sur sa manche. Lars les regardait tous les deux en souriant.

— En parlant de Lars, le voilà, venu t’emmener pour une raison sans doute importante.

— Extrêmement importante, approuva sobrement Lars, ignorant le ton acide dans la voix d’Haftor.

Ki se demanda quelle mouche surnaturelle les avait piqués tous les deux, ce soir.

— Ma mère, Cora, demande que Ki vienne la voir pour saluer notre invité. Tu m’accorderas que c’est important, Haftor, n’est-ce pas ?

— Certainement, Lars. En fait, je trouve que c’est tellement urgent que je vais escorter Ki jusqu’à ta mère moi-même.

Ki s’éloigna prestement juste au moment où Haftor allait s’emparer de son bras.

— Je vais m’escorter là-bas toute seule, merci. Quelle que soit la raison pour laquelle vous vous querellez comme des chiots pour un os, vous feriez mieux de ne pas m’y mêler !

Ki s’éloigna rapidement, laissant les deux hommes se mesurer du regard.

Cora siégeait dans un fauteuil en bois ressemblant à un trône, près de la cheminée. De l’autre côté du feu se trouvait un fauteuil identique, vide. Ki vint se mettre à côté de Cora en souriant.

— Tu m’as fait appeler ?

Les yeux de Ki se posèrent sur la chevelure de Cora, qui luisait de reflets argent dans la lumière du feu ; ils descendirent sur ses mains usées, qui étaient négligemment posées sur ses jambes. Comme il était étrange de voir les mains de Cora immobiles ! Le cœur de Ki bondit dans sa poitrine, se ressourçant un peu à la force tranquille de Cora. Si Ki avait eu une mère, elle aurait voulu qu’elle soit une femme comme celle-ci, pleine de calme à l’intérieur, quelle que soit la façon dont elle s’agitait en apparence, et donnant sa force à quiconque pourrait en avoir besoin. Cora avait contraint Ki à rester ici

Ki n’appréciait pas ce geste. Pourtant, elle ne pouvait pas ne pas apprécier la femme qui l’avait fait. En présence de Cora, elle sentait que, pour le moment, elle pouvait relâcher son étreinte sur les rênes, sachant qu’une femme tout aussi capable qu’elle prenait les choses en main. Ki se sentirait en sécurité avec Cora, aussi longtemps que leurs intérêts iraient dans le même sens.

Cora lui sourit et tendit la main pour tapoter doucement celle de Ki.

— Je voulais que tu rencontres notre invité. Il a dû retourner dans l’arrière-cour. C’est un vieil homme, avec des troubles d’estomac. Il s’appelle Nils. Il est venu de loin pour nous aider. Lars te l’a dit ?

Ki hocha la tête et prit son courage à deux mains.

— Est-ce que Lars t’a dit que je ne participerais pas à ce rite ? Parce que je suis certaine que l’idée vient de toi, et pas de lui.

— Il me l’a dit, admit Cora sereinement. Et je lui ai dit qu’il ne te l’avait pas demandé assez gentiment. Il peut avoir une langue de charmeur quand il le veut, mon garçon, mais il ne s’en sert pas toujours quand je le lui demande. Donc je suppose qu’il faut que je te le demande moi-même. Ki, pourquoi ne souhaites-tu pas faire ce rite avec nous ? Cela montrerait aux autres que tu as décidé de t’installer avec nous, de partager nos traditions et d’entrer pleinement dans notre famille.

— Dans ce cas, je leur mentirais, affirma Ki d’une voix ferme mais calme.

Cora et elle regardaient autour d’elles dans la pièce, souriant aux gens qui pouvaient remarquer leur conversation. Lydia leva un verre de vin, et Cora sourit et acquiesça. Elle vint promptement les servir en vin rouge dans d’antiques verres. Cora complimenta Lydia pour les fleurs sur la table. Ki sourit et hocha la tête pour remercier Lydia quand elle reçut le verre de vin. Elle le tint, sans y goûter, pendant que Lydia s’éloignait ;

Cora but dans le sien et fixa ses yeux noirs et brillants sur Ki.

— Tu ne souhaites pas être l’une des nôtres, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Ki. Bien que je te remercie de la proposition. Cora, je suis restée comme tu me l’avais demandé. J’ai essayé l’existence que tu m’offrais. Je ne peux la faire mienne.

— La période de guérison n’est pas encore finie, lui rappela Cora.

— Je resterai jusqu’à la fin, concéda Ki. Mais, alors, il faudra que je prenne la route, sans que cela suscite du ressentiment entre nous, j’espère. Tu me laisseras partir à ce moment, Cora.

Ce fut au tour de Cora d’incliner la tête devant la volonté de Ki. Ce faisant, ses épaules habituellement bien droites s’affaissèrent légèrement. Le cœur de Ki se déchira.

— Je te laisserai partir, dit Cora. Si d’ici là tu n’as rien trouvé ici qui te retienne, je te laisserai partir. Il n’y aura pas de ressentiment entre nous, mais de ma part, il y aura des regrets. Quand j’étais jeune fille, Ki, j’ai trouvé un aigle blessé, à peine un oisillon. Je l’ai soigné et choyé jusqu’à ce qu’il retrouve la santé. Il se perchait sur mon poignet et allait chercher des oiseaux dans le ciel sur mes ordres. Mais je savais que son cœur n’y était pas. Alors, contre l’avis de mon père, un jour, je l’ai libéré. Je sais comment relâcher les choses, Ki. Et toi ?

Ki la dévisagea avec un regard dur, incertaine quant à la question. Avant qu’elle ne puisse parler, Cora fit un signe de la tête pour saluer un vieil homme qui venait s’installer dans le fauteuil d’en face.

Ki fut étonnée en l’observant. Sa chevelure blanche et lisse était nouée à la base de son cou selon l’ancienne tradition. Ses yeux étaient d’un bleu de glacier sous ses sourcils blancs finement dessinés. Le reste de ses traits étaient tout aussi précis  – le nez droit, la bouche étroite. Il avait l’air d’une statue bien préservée d’un type antérieur d’humain, un homme dont les muscles étaient loin d’être aussi importants que l’esprit. Il était de petite taille et arrivait à peine au niveau des épaules de Ki. L’âge le voûtait, faisant courber ses épaules étroites vers son torse. Et pourtant, malgré sa carrure moindre, il avait un port digne des grands puissants. Ki baissa instinctivement la tête devant lui.

— Nils, je te présente Ki, ma fille choisie par Sven.

Le vieil homme s’assit calmement, adressant un signe de tête à Ki.

— Je suis venu défaire ta bêtise, Ki. Qu’en penses-tu ?

Nils parlait comme si elle était âgée d’à peine dix saisons. Ki refusa d’en prendre ombrage.

— Je suis contente de t’accueillir ici, comme personne. Je te vois comme la clé de ma liberté, vieil homme.

Cora fronça les sourcils en entendant le titre familier et direct utilisé par Ki, mais l’ancien pencha la tête en arrière et rit. Il avait des petites dents bien placées et un rire qui semblait sans fond. La salle, autour d’eux, se tut et l’attention se fixa sur Ki et Nils. Les oreilles de Ki étaient brûlantes.

— J’avais craint de trouver une adversaire ici, dit Nils à Cora d’une voix forte. Tu m’avais averti qu’il s’agissait d’un esprit qui t’avait pris le contrôle du rite. Je pensais trouver de l’amertume, de la colère, et un esprit rusé. Au lieu de cela, j’ai cette petite qui me dit de faire de mon mieux pour arranger les choses : elle en sera reconnaissante. Ki, tu fais rajeunir un vieil homme.

La salle commença à se remplir de rumeurs autour d’eux. Ki s’interrogea sur les motivations de Nils. Ses petits yeux bleus brillaient d’un éclat vif, comme ceux d’un furet. Ils saisirent Ki dans leur regard et il fit un hochement de tête à peine perceptible.

— Je demande le bras de ta fille pour m’aider à gagner la table, Cora, annonça Nils.

Ki vint se placer à son côté, mal à l’aise. Jamais elle n’avait vu un vieil homme ayant moins besoin d’assistance physique. Pourtant, il agrippa son bras très fort, au-dessus du coude, et porta assez de poids dessus pour que son corps soit obligé de basculer vers lui et que sa tête vienne au-dessus de la sienne. Il fit de petits pas lents, comme si marcher était pour lui une épreuve.

— Tu es maligne, chuchota-t-il à Ki pendant qu’elle le menait vers la table. Essayer de te dissimuler quelque chose ferait plus de bien que de mal à mes plans. Cora a raison. Je dois te le dire. Tu vas traverser un moment difficile, ce soir. Tu as presque fait mourir de peur tous ces gens. Pour les réunir aux harpies, je dois les rassurer. Il faut que je te fasse paraître moins extraordinaire, plus comme une enfant incompétente que comme un esprit rebelle puissant. Tu pourrais résister à cela. Tu pourrais tenir bon, te montrer jeune et forte, te moquer de leurs croyances et nous forcer à voir le côté atroce de la race qui s’est liée d’amitié avec nous. Ou tu peux me laisser te transformer en sujet de moquerie, te rabaisser, te faire passer du statut de spectre dans le coin à celui d’ombre sous le lit. Que feras-tu ?

Ki réfléchit rapidement en tirant le fauteuil du vieil homme vers lui.

— Et si je choisissais de me retirer complètement ? J’ai déjà dit à Cora que je ne participerais pas à ce rite avec vous. Et si j’allais trouver refuge dans ma chambre ?

— Les peurs que ces gens ont construites resteront avec eux, les intimidant jusqu’à la fin de leurs jours. Mon rite sera impuissant contre elles. Personne ne reverra ses morts. Il n’y aura plus de rite de Relâchement. Un rythme de plus quittera leur existence et ils en seront d’autant plus misérables.

Ki repoussa doucement le fauteuil vers la table. Elle contint la fierté qui montait en elle. Elle avait dit qu’elle voulait réparer ses erreurs. Donc, c’était ce qu’elle devait faire.

— Fais de ton mieux, vieil homme, répondit-elle.

Nils rit et lui lança un regard vif.

— Souviens-toi bien de ta décision, ma fille. Tu en auras besoin.

Ki fit un pas en arrière pour s’éloigner de la table, ne sachant pas vraiment où elle devait s’asseoir elle-même. Elle regarda Cora. Le coup d’œil que Cora lui lança la suppliait. De quoi ? Puis, comme Lars s’avançait sans un mot pour escorter Ki vers une chaise à un bout éloigné de la table, loin des adultes et des gens importants, Ki comprit. Nils avait prévenu Cora de ce qui devait arriver. Cora, ayant aussi peu de scrupules qu’une louve quand sa famille était menacée, avait pris les mesures nécessaires.

D’autres allaient prendre place autour de la table. Kurt, le fils aîné de Rufus, s’assit près de Ki. Il la dévisagea, confus de la voir assise si près, puis détourna le regard. Édouard prit place de l’autre côté d’elle et d’autres enfants vinrent en face pour remplir les places vides. Ki resta assise, l’air grave. Sa tête sombre s’élevait au-dessus des leurs, regardant la table où Haftor, Lars, Lydia et les autres étaient assis. Haftor avait le regard fixé sur l’autre bout de la table, où Ki était assise. Les muscles de sa mâchoire étaient contractés et il dit quelques mots brefs et irrités à sa sœur, installée à côté de lui. Gênée, Marna lui fit signe de se taire. Les yeux bleu foncé d’Haftor rencontrèrent ceux de Ki comme pour témoigner de sa loyauté. Presque imperceptiblement, Ki hocha la tête. Elle espéra qu’il comprenait le message. Lars, Rufus et Cora ne regardaient même pas dans sa direction. La petite fille en face de Ki, de l’autre côté de la table, gloussa nerveusement. Sa place était si peu appropriée que même les enfants les plus jeunes s’en rendaient compte. Ki prit une longue et profonde inspiration avant de tourner les yeux vers Nils.

Nils n’eut pas besoin de faire un geste pour avoir l’attention de toute la tablée. Il lui suffit de commencer à parler.

— Je suis venu vous trouver ici, à la demande de Cora, pour combler le fossé entre vous et les harpies de Gué de Harpe. Nous ne parlerons pas ce soir d’ignorance et de mesquinerie.

Le visage de Ki rougit. Les phalanges d’Haftor se crispèrent sur le bord de la table.

— Je ne suis pas là pour vous instruire sur ce que vous connaissez déjà. Vous avez été élevés selon certains idéaux. Vous avez apprécié la compagnie d’êtres supérieurs à nous, de créatures plus proches de l’Ultime. Mais votre respect pour elles a été souillé, votre image d’elles a été éclaboussée par les jets de boue d’un esprit blessé et en colère. Vous avez été sages. Vous n’êtes pas allés trouver les harpies, ni corrompre leurs dons en leur exposant ces sentiments déplacés qui ont été mis de force dans vos esprits, bien malgré vous. Vous avez choisi d’attendre l’expiation et la réconciliation. Vous retournerez vers les harpies aussi immaculés que le jour où, dans votre enfance, vous avez connu votre première rencontre. Cette nuit, nous commençons.

Nils s’interrompit. Il sembla à Ki qu’il s’arrêtait pour que tous les gens de la table puissent lui lancer au moins un regard. Elle lut en eux toutes les émotions possibles. Chez Cora, un appel à la compréhension. Rufus était froid, Nils arborait un air entendu. Venant de Hollande, elle reçut l’antipathie et la soif de vengeance. Marna offrait l’étonnement, Haftor la sympathie triste et une promesse indéchiffrable. Les yeux de Lars restaient neutres, prudents et voilés. Mais sa bouche était pincée comme celle d’un enfant au bord des larmes.

— Ce soir, nous mangeons ensemble, fit Nils, sollicitant de nouveau leur attention. Nous parlons, nous buvons, nous ne disons aucun mot triste ou malheureux. Près de chaque assiette, Cora a placé un bout de kisha séchée enrobé dans des feuilles de toy. Emportez-le avec vous cette nuit. Mâchez-le lentement avant de dormir et pensez, en le mâchant, à des souvenirs agréables de bons rapports avec les harpies. Cela vous aidera à vous rappeler ces rencontres en détail, et les sentiments de paix et de complétude qu’elles vous ont offerts. Maintenant, mangeons et discutons comme si ce malheur ne vous était jamais arrivé.

Nils se tut. Des saladiers et des plats commencèrent à être passés en bout de table, et le murmure de voix polies retentit. Autour de Ki, les enfants restaient silencieux, attendant avec impatience que les plats fassent leur chemin, le long de la table, jusqu’à eux. Ki mangea, comme les enfants, ce que les adultes avaient laissé. Les enfants, qu’on avait sans doute avertis de se comporter de leur mieux, parlaient peu. Ki se sentait perdue. Elle ne pouvait pas faire semblant de s’intéresser à leurs brefs commentaires sur la nourriture, et ne voulait pas surveiller leur façon de manger. Le jeune Edouard fit tomber un morceau de viande, le ramassa tranquillement sur le sol et le mangea. Ki fit une moue dégoûtée et jeta un regard vers le haut de la table. Rapidement, elle replongea les yeux dans son assiette.

Nils lui avait efficacement coupé les griffes. Pour la première fois depuis le rite de Relâchement, les gens la regardaient ostensiblement. Nils, en la plaçant à l’autre bout de la table, avait fait d’elle un sujet de conversation adéquat. Il leur avait dit de ne pas ressasser ce rite de Relâchement incomplet. Ki devinait qu’ils avaient trouvé d’autres sujets de discussion. Elle mangea lentement, par petites bouchées, gardant la tête courbée et les yeux sur sa nourriture. Elle essaya de ne pas se soucier du fait que cela la faisait paraître comme une enfant punie, assise là pendant que les « aînés » parlaient d’elle. Elle remarqua l’absence de la voix grave d’Haftor dans la conversation. Elle pouvait entendre les autres voix, mais pas assez pour distinguer les mots dits à voix basse. Seulement assez pour être piquée au vif. « romni » fut un mot qu’elle releva plusieurs fois, et la phrase « Sven trop jeune », une fois.

L’esprit de Ki vagabonda, revenant des années en arrière. Rufus était agenouillé dans la cour et saignait du nez. Sven le dominait, furieux et pleurant de frustration. Lars était un petit garçon blême qui observait depuis le seuil. Ki n’avait que seize ans à l’époque, et Aethan était décédé depuis un an. Elle avait voulu retourner dans le refuge de sa roulotte, fouetter le vieil attelage fourbu et disparaître de Gué de Harpe à jamais. Mais Cora était venue se tenir dans la lumière éclatante du soleil, essuyant la terre de ses mains, exigeant de savoir ce qui se passait. Et Sven, d’une honnêteté presque idiote, le lui avait dit.

— Je lui ai dit que Ki pouvait laisser sa roulotte dans nos champs, dans les champs qui me reviendront quand je serai adulte. Je dis qu’elle en a le droit, puisque j’ai décidé que nous allons nous unir à jamais. Il a dit que je la laissais rester parce qu’elle me payait avec une monnaie que les filles romni savent dépenser généreusement. Alors je l’ai frappé. Je le frapperai encore s’il tente de se lever avant de lui avoir présenté des excuses.

Cora ne fit pas seulement s’excuser Rufus, mais elle força Ki à manger à l’intérieur, à table à côté d’eux. Ki l’avait détestée pour cela, à l’époque, ne comprenant pas pourquoi elle le faisait, et ne voulant pas comprendre. Ce repas était comme celui-ci, plein d’émotions qui couvaient mais qu’on ne formulait pas devant Ki. Mais ici, il n’y avait pas Sven pour presser sa main sous la table, pour mettre les meilleurs morceaux dans son assiette à elle. Sept mois après, Sven avait atteint l’âge adulte, réclamé ses terres et pris Ki dans son lit. Il était jeune pour ce genre de chose, et Ki l’était scandaleusement plus. Tout le monde parlait des cadeaux d’union exotiques qu’il lui avait offerts. Sigurd et Sigmund étaient alors des chevaux pommelés de trois ans, à peine dressés à tirer la roulotte. Ils caracolaient nerveusement au bout des longes neuves que Sven avait fièrement mises dans les mains de Ki. Et leur lit avait été fabriqué à l’avant d’une nouvelle roulotte, construite par la main de Sven avec les meilleurs matériaux qu’il avait pu trouver. Il l’avait peinte en bleu, avec des fleurs de pommier autour de la fenêtre et de la porte de la cabine.

Cora avait essayé de dissuader Sven d’officialiser l’union, son frère Rufus s’était moqué de lui et Lars avait été fasciné par l’audace de son grand frère d’emmener dans leur maison cette barbare des gens du voyage. Mais quand Cora avait vu que Sven ne cillerait pas, et qu’il partirait avec Ki pour toujours, elle avait cédé gracieusement, reconnaissant officiellement leur pacte et offrant son tribut aux harpies en leur honneur.

Qu‘ils discutent donc encore une fois de tout cela, songea Ki en mangeant. Qu’ils fouillent et examinent les faits, qu’ils compatissent avec Cora au sujet de cette étrangère qui était entrée de force dans leur foyer, au sujet de ce fils superbe qui aurait pu participer aux travaux de la ferme ou à la taille du bois. Ki se sentait plus que fatiguée. Soudain, une brusque plainte de solitude monta lentement en elle, si puissamment qu’elle se demanda si elle avait gémi à haute voix. Sven, Sven, aux mains douces, qui lui donnait toujours trop, qui lui offrait avant même qu’elle repense à demander, pensant toujours à elle, lui préparant la voie. Sven, ses grosses mains ensanglantées quand il avait retiré son fils de son corps. Sven, le soleil dans les yeux, clignant et grimaçant pendant qu’il chevauchait à côté de la roulotte ; Sven, avec la lumière du feu sur les épaules et le dos alors qu’ils faisaient l’amour près du feu, tandis que les enfants dormaient, à l’abri dans la roulotte.

Dans la foulée de son agonie silencieuse surgit la fureur. Sven n’aurait jamais permis qu’on lui fasse subir cela. Pourquoi s’était-elle assise humblement à ce repas de fous ? Pourquoi compatissait-elle à leur besoin ridicule de se réconforter auprès de l’image de leur défunt ressuscitée par la magie harpie ? Une bouffée d’énergie furieuse traversa Ki. Elle voulut se lever brusquement, envoyer promener sa chaise, balayer la table devant elle des assiettes et de la nourriture. Ses yeux perçants de colère vinrent percuter le regard angoissé de Cora. Cora connaissait la tourmente qui l’agitait. Elle la connaissait et la redoutait. Ki sentit l’énergie monter en elle. Elle la tenait tout entière entre ses mains.

Une poigne ferme s’appuya sur ses épaules.

— J’ai fini tout ce que je pouvais manger de ce repas. Et je ne t’ai pas vue toucher une bouchée depuis plusieurs minutes. Est-ce que tu ne voudrais pas prendre un morceau de fruit à finir et venir marcher dehors, au frais, avec moi ?

Ki n’avait jamais vu autant de tendresse sur le visage d’Haftor. Son regard rencontra des yeux qui semblaient souffrir de son humiliation tout aussi vivement qu’elle. Elle commença à se lever, puis se retint. Elle regarda Nils.

Cela faisait enrager Ki, que les autres puissent interpréter son regard comme une demande de permission. Cora regarda aussi Nils, qui lui murmura quelque chose, et Cora adressa à Ki un signe de tête infime. Ki se leva, s’étonnant du regard blessé que Lars lui jeta. Haftor se pencha près d’elle pour choisir deux parfruits dans une corbeille. Il lui en tendit un, puis la suivit quand elle se dirigea vers la porte.

Dehors, elle découvrit une nuit d’automne grise. Les odeurs, dans l’air, disaient à Ki que les feuilles relâchaient leur prise sur les arbres. Bientôt, elles joncheraient le sol de cette vallée de restes de bouleau et de peuplier, avec, ça et là, une pincée de rouge d’aulne. Le sol se durcirait de givre et les routes pour chariot seraient très bonnes à emprunter tôt le matin, avant que le dégel ne les ramollisse en gadoue. Ki se demanda dans combien de temps elle serait sur ces routes. Cora lui avait promis de la libérer dès que la guérison serait faite. Ki devrait aller lui parler en privé. Pourrait-elle partir dans trois jours, quand ce rite d’Expiation serait fini ? Ou faudrait-il qu’elle attende qu’ils aient effectivement rendu visite aux harpies et soient satisfaits ? Ki mordit profondément dans son parfruit.

— C’est amer, dit Haftor d’une voix basse, à côté d’elle.

Elle l’avait presque oublié. Elle secoua la tête pour le contredire.

— Le mien est sucré, fit-elle en le tendant pour qu’il puisse goûter, lui aussi.

— Ce n’est pas du fruit que je parlais. Ki, pourquoi as-tu subi ce dîner, ce soir ?

Ki mordit de nouveau dans le parfruit et mâcha lentement. Elle ne savait pas comment lui répondre. Si elle confiait à Haftor ses véritables raisons, cela n’annulerait-il pas le rite pour lui ? Est-ce que cela remettrait en cause sa liberté de partir ?

— C’était la volonté de Cora, tenta-t-elle.

— La volonté de Cora ! grogna Haftor, crachant le trognon de son fruit de l’autre côté de la cour obscurcie. Alors ils vont te dresser, te contraindre à l’humilité pour le bien de la famille ? C’est aussi opportun que de mettre une biche à la charrue.

— Ce... ce n’est pas ce qu’il arrive, Haftor.

— Ça ne l’est jamais, Ki. Ce n’est pas ce qui devrait être, selon moi, ni selon toi. Reprend la route cette nuit, Ki. Je t’aiderai à harnacher l’attelage et à remplir la roulotte de provisions de mon cellier. Pars maintenant, pendant qu’ils déblatèrent contre toi. Je ne dirai pas un mot de ton trajet à qui que ce soit. Pars, tant que tu le peux. Mon père l’a fait. Sven l’a fait. Ce n’est pas un endroit qui te convienne.

— Et toi ? demanda Ki, intriguée.

C’était la seconde fois qu’Haftor exprimait ses sentiments.

Haftor eut un petit rire dur et résigné.

— Moi ? Je suis un lâche. Sven a toujours refusé d’aller rendre visite aux harpies. Est-ce que Cora t’a jamais raconté cela ? Je pense que non. Elle était blessée qu’il n’aille pas avec elle rencontrer les grands-parents qui étaient morts avant sa naissance, qu’il ne vienne pas rendre visite à son père décédé. Sven était têtu, même quand il était petit. J’ai toujours souhaité avoir son courage. Une visite aux harpies ne peut pas être forcée, tu sais. Sven n’y est jamais allé. Donc il était vraiment vivant, tout comme il est vraiment mort, à présent.

Ki détourna son visage devant l’âpreté de ses paroles, mais Haftor la prit vigoureusement par les épaules et la fit pivoter pour qu’elle lui fît face.

— C’est comme un poison, Ki. Non, pas un poison. C’est... Quand tu l’as, tu as l’impression que tu mourrais si tu ne l’avais pas. C’est seulement depuis que ta révolte m’a fait arrêter d’y aller que je m’en rends compte. Il y en a d’autres qui le savent aussi, maintenant, je le parie, même si peu d’entre eux en parleraient en face de Cora. Crois-tu que beaucoup retourneront voir les harpies, rite ou pas rite ? Ils viennent de renaître à la vie, Ki, ces dernières semaines, et ils y tiennent trop. Elle devient réelle pour eux. Certains trouvent cela enivrant. Rufus a découvert qu’il dirige bien le domaine, même s’il ne peut pas aller consulter son père au sujet d’un champ ou de la sélection d’un taureau. Lydia garde enfin la tête haute, libérée de la langue toujours railleuse de sa mère, qui l’a rabaissée pendant sept ans après sa mort. Et Lars. Le pauvre Lars a découvert qu’il avait un cœur qui devait s’unir, au moins autant que son corps et ses terres. Tu as ramené l’amertume dans nos vies, et maintenant nous pouvons savourer les bons moments. Tu m’as tiré d’un rêve qui a duré seize ans, depuis la première fois qu’ils m’ont amené ici, et que Cora, pour me consoler d’être orphelin, m’a conduit aux harpies pour revoir mon père. Avec cette visite, j’étais lié. Comment aurais-je pu quitter le seul endroit au monde où mon père était encore vivant pour moi ? Et pourtant... (Haftor soupira, luttant pour trouver ses mots.) Elle ne s’est jamais rendue compte de ce qu’elle m’a fait. Elle croit que j’ai oublié comment c’était. Ce n’est pas le cas. Je ne la déteste pas, Ki. Mais je ne pourrai jamais m’aimer comme je le faisais avant. Les choses que j’ai faites sur ses ordres, les choses que j’ai acceptées...

Haftor secoua la tête pendant que sa voix résonnait dans la nuit. Il toussa pour s’éclaircir la gorge.

— Ki, Cora t’a demandé de prendre part à ce rite, n’est-ce pas ? Elle cherche à t’attirer vers les harpies. Réponds-moi, Ki. Si tu pouvais étreindre Sven encore une fois, si tu pouvais serrer le petit corps chaud de Rissa contre toi, ou tordre le nez du jeune Lars à cause d’une bêtise... Est-ce que tu quitterais jamais Gué de Harpe ?

Les yeux d’Haftor étaient deux trous noirs dans un visage blanc, à quelques centimètres de celui de Ki. L’obscurité était glacée autour d’elle. La plainte solitaire qui avait résonné en elle retentit une nouvelle fois dans tout son être. Les retrouver, les tenir et être enlacée, sentir le souffle chaud de Sven sur son visage.

— Des squelettes, scanda Haftor. Des os et de la viande rongée par les vers. Mais les harpies les rhabillent et te les vendent contre plus de viande encore, et elles dirigent ta vie à leur avantage. « Développe tes troupeaux, Rufus. » C’est ce que ton père te dit. Les harpies ont toujours plus faim. Transforme plus de terres en pâturages. Amène plus de bétail. Pourquoi perdre du temps avec des moutons ? Un veau est plus gros qu’un agneau, et plus satisfaisant pour l’appétit des harpies.

Le cœur de Ki battait à tout rompre. Elle se dégagea de la poigne d’Haftor puis s’éloigna de lui.

— Cora ne ferait pas cela si c’était vrai.

— Cora ne ferait jamais une chose aussi mauvaise, accorda Haftor. Si elle savait à quel point c’était mauvais ! Mais elle est vieille, et n’a jamais connu d’autre façon de vivre. Va-t-elle la renier, admettre que quand elle mourra, dans quelques années, elle sera vraiment morte ?

Un semblant de sanglot bloqua les phrases d’Haftor dans sa gorge.

— Qui, parmi nous, peut résister à des mensonges si plaisants ? Je ne crois pas en moi, je ne crois pas en ta force de volonté non plus, Ki. Alors je te dis de partir. Pars maintenant comme je partirais moi-même, si j’étais un homme plus fort.

— J’ai donné ma parole à Cora, articula Ki, chaque mot tombant de sa bouche comme une pierre couverte de glace. Je ne peux pas encore partir.

— Alors tu ne partiras jamais, dit Haftor, d’une voix qui faiblissait. Je perds mon temps à parler, et le courage que j’ai mis à te dire de partir a été gâché. Si je quittais Gué de Harpe, il me faudrait être responsable de ma propre vie. Je ne pourrais pas reprocher mes décisions au spectre de mon père. Je devrais répondre de tout ce que je fais et de tout ce que je ne fais pas. Ainsi, Ki va rester. Je ne peux pas dire que j’en suis triste. Tu m’aurais beaucoup manqué et j’aurais eu du chagrin à ton départ, alors même que je t’aurais crié dans le noir de presser le pas de ton attelage.

Il se frotta le visage de ses deux mains, comme s’il se réveillait d’un long sommeil. Il s’étira largement, puis chercha la bourse à sa ceinture.

— J’avais oublié. Marna est trop timide, alors elle m’a donné ceci pour toi.

Ses doigts fouillèrent maladroitement sa bourse dans le noir. Il y eut un reflet de rayon de lune dans sa main.

— Un peigne en argent pour retenir tes cheveux. Et un bracelet.

Ki prit l’argent finement ouvragé de ses mains. Il était encore chaud de la chaleur de son corps. Le peigne avait été façonné symétriquement en forme de pied de vigne. Ki le tendit dans la lumière qui filtrait par le contour de la porte, et le rangea pour regarder l’autre éclat d’argent dans ses mains. Le bracelet était plus massif, comme une gerbe d’éclairs fourchus tordus en rond. Ki les soupesa tous les deux dans ses mains.

— Je suis experte pour estimer les poids, Haftor. Le poids total de mon gobelet en argent est entièrement dans ces deux objets. Marna n’a rien pris pour elle.

— Elle ne l’aurait pas fait. Elle a pris plaisir à les fabriquer. Elle a pu satisfaire sa lubie de façonner, ce qu’elle n’a pas souvent l’occasion de faire.

— Pourtant, une des joies de la création est de voir quelqu’un apprécier la chose que tu as faite tous les jours.

Ki pencha la tête pour déposer un baiser sur le bracelet. Puis elle attrapa le large poignet d’Haftor et l’emprisonna adroitement dans le cercle d’argent. Il secoua la tête et essaya de le retirer de son bras, mais Ki l’y maintint fermement.

— C’est un vieux tour romni. Et un bon. Si tu me rends ce cadeau, tu me rends mon amour comme si c’était également quelque chose que tu ne prendrais pas.

— Le baiser était pour cela ?

Ki hocha la tête. Cela faisait du bien de sourire, d’offrir de nouveau librement quelque chose. Elle se demanda pourquoi elle ne l’avait pas fait depuis si longtemps.

— Alors tu m’as coincé pour que je l’accepte, concéda Haftor.

— Comme je le voulais. Et j’espère qu’il vous aidera, Marna et toi, à vous souvenir de moi quand je serai partie. Car je partirai, Haftor. Tu verras.

Un rectangle de lumière s’ouvrit dans la nuit. Edouard déboula sur le porche.

— Ki ! appela-t-il impérieusement. Nils te demande de venir pour qu’il puisse te souhaiter une bonne soirée.

— J’arrive, répliqua Ki.

Edouard resta debout sur le seuil, l’observant. Ki secoua la tête d’un air résigné à l’intention d’Haftor et suivit l’enfant dans la maison. Elle entendit les bottes d’Haftor derrière elle.

La salle était éblouissante, après les ténèbres, et la rumeur des voix était une agression après le calme du porche. Le bourdonnement perpétuel dans les oreilles de Ki s’éleva soudain, comme pour accompagner le bruit. Edouard se fraya un passage entre les groupes de personnes qui discutaient jusqu’à l’endroit où Nils était toujours assis, seul, en bout de table. Nils congédia l’enfant et fit signe de la tête à Ki de s’asseoir près de lui. Ki s’installa, repoussant les assiettes et les ustensiles sales pour faire de la place pour poser ses coudes.

— Eh bien, vieil homme ? lui fit-elle franchement.

Nils eut un petit rire.

— Tu t’en es bien tirée. Non, ne me souris pas. Garde les yeux baissés sur la table comme si je te donnais des instructions. Je te félicite pour ta force de volonté. Cora pensait que ton orgueil te ferait bondir de ton siège. Et tu es partie avec ce jeune homme à un moment idéal. Tu es une femme au milieu d’eux, qui peut se tromper, sur laquelle on peut faire des ragots et qui peut être courtisée par des hommes, qui peut même, sans aucune discrétion, quitter un dîner pour rester seule avec un homme.

Ki siffla de rage devant la portée insultante de ses propos, mais le rire de Nils couvrit le son.

— Tu ne l’avais pas fait exprès, alors ? Peu importe. Cela a malgré tout fait jaser toute la table et accéléré immensément mon travail. Et ce joli peigne, dans ta main, fera se délier les langues encore plus joyeusement.

Il rit encore, en la voyant mal à l’aise.

Ki releva ses yeux baissés pour les plonger dans ceux du vieil homme avec froideur et mépris. Nils lui adressa un grognement et secoua la tête, laissant paraître son propre mépris.

— Va te coucher, Ki. Tu fais partie de ceux qu’on ne peut pas sauver. Tu placeras toujours la liberté et l’honneur d’une personne au-dessus du bien de tous. Tu n’apprendras jamais rien de la vie. Pourquoi Cora veut-elle te garder ici, je ne le sais pas. Tu vas tous les contaminer avec ton venin, comme un morceau de viande pourrie jeté dans une source pure.

Sa vieille main lui signifia son congé avec le geste qu’on ferait pour chasser un insecte importun. Mais, au moment même où Ki repoussait sa chaise, les vieux doigts saisirent son poignet avec une main d’acier.

— Que vas-tu faire à présent, Ki ? Vas-tu travailler à défaire ce que nous avons mis en œuvre à ce dîner, ce soir ?

Une rapide torsion du poignet de Ki la libéra de sa prise.

— Tu me l’as dit toi-même, vieil homme. Je place l’honneur d’une personne au-dessus ce que pourrait être le bien de tous. J’ai donné ma parole. Je ne reviendrai pas dessus. Je te laisserai faire ton rite. Mais je ne crois pas qu’il sera aussi efficace que tu l’espères.

Ki partit en coup de vent vers l’isolement de sa chambre. Tous la regardèrent passer, même si personne ne songea à s’interposer. Mais les yeux vifs de Rufus s’agitèrent à son passage. Il se pencha en avant, se redressant de l’endroit où il s’était adossé, près de la cheminée. Il adressa à Lars un violent coup de coude. Lars lui jeta un regard noir, visiblement ennuyé que ses pensées moroses fussent ainsi dérangées. Ki ne distingua pas ce qu’ils dirent, mais elle vit Lars se renfrogner et rougir. Elle se dépêcha de gagner sa chambre.

 

Ki fronça les sourcils dans le noir. Envoyée au lit, comme une enfant punie, après avoir été humiliée. La révolte et la colère brûlaient en elle, bien plus que tout ce qu’elle avait pu ressentir cette nuit-là, il y a longtemps. Une soudaine haine de Nils et de tout ce qu’il représentait la traversa. Elle aurait dû lutter contre lui à ce moment, elle aurait dû tailler en pièces la toile qu’il voulait tisser. Lentement, elle s’assit dans l’obscurité de la cabine. Elle ne prêta aucune attention au froid qui la caressa quand les couvertures glissèrent de son corps.

Elle s’appuya sur un coude et regarda Vandien ; Son visage était un vrai masque. Des cernes pleines d’ombres lui marquaient les yeux. Son corps était lourd sous les couvertures. À l’époque, de nombreuses années auparavant, Ki avait été paralysée par l’indécision. Dans ce jeu, elle n’avait été qu’un pion entre des mains sans pitié. Mais ce n’était plus le cas. Elle serait désormais celle qui agirait, orienterait les circonstances. Si Vandien était de mèche avec les harpies... Elle gronda en silence dans le noir. Elle pouvait le tuer maintenant, et apaiser ses soupçons. Il serait facile de lui trancher la gorge pendant qu’il dormait, traîner le corps hors de la cabine et le laisser près de la piste gelée. S’il était le vagabond qu’il prétendait être, il ne manquerait à personne. Et s’il était le serviteur des harpies, elle aurait frappé la première, pour améliorer ses chances.

La poitrine de Vandien se soulevait et retombait en un rythme hypnotique sous l’édredon de daim laineux. Elle ne tendit pas le bras pour prendre son couteau dans le noir. Au lieu de cela, elle se renfonça lentement près de lui, rentrant de nouveau dans la chaleur que leurs corps créaient sous les couvertures. Il y avait quelque chose de rauque dans sa respiration et il toussa doucement dans son sommeil. Ki ferma les yeux et les serra pour retenir la brûlure soudaine des larmes. Les œufs vulnérables des harpies lui revinrent à l’esprit. C’était la même chose. Peu importaient les maux à venir que cet homme pouvait lui réserver, elle était incapable de le frapper de la sorte. Elle serait méfiante, mais pas irréfléchie. Elle se souviendrait.

Elle tenta de rester froidement logique. Elle écouta ses doutes. Quel hasard l’avait envoyé l’attaquer, cette nuit-là, près du feu ? Quelles étaient les chances de rencontrer un homme dans un lieu aussi désolé, un homme marqué d’un signe d’ailes déployées ? Il n’avait pas grand-chose pour parler en sa faveur. Et pourtant...

Ki s’agita pour se blottir un peu plus dans le matelas. Elle laissa ses yeux détailler le profil du nez et de la bouche de Vandien. Elle imaginait ses lèvres barbues qui souriaient, lui lançant de courtes railleries. Elle aimait ses mains, qui tenaient une tasse ou tissaient des histoires avec sa corde ridicule. Il y avait aussi cette façon dont son pas s’était accordé au sien quand ils avaient marché devant les chevaux, et l’aisance avec laquelle il était entré dans sa vie. Un sentiment ancien lui revint. Cela faisait si longtemps qu’elle ne s’en était pas servie que, pendant un moment, elle ne le reconnut presque pas. Et quand elle le fit, elle ne ressentit que du dégoût devant sa propre inconstance. Elle étouffa ces pensées, se retournant pour présenter son dos à Vandien. Elle ferma les yeux et ne bougea plus.

Vandien restait silencieux, fixant le plafond de la cabine. Il s’interrogeait.